Récits d’enfance

incipit

Plantons le décor. Cette histoire avait pour toile de fond une ville moyenne de province au pied d'une chaîne de montagnes. C'était une ville avec un passé thermal et une vue sur les montagnes qui en avait fait un endroit prisé de la bourgeoisie européenne au XIXe siècle. Un belvédère sur la nature somme toute, un peu comme la scène d'un théâtre dans lequel se jouèrent les évènements qui seront narrés dans les pages qui vont suivre, en apparence sans aucun lien avec cet environnement comme c'est bien souvent le cas.

Ma mère avait eu pour première passion la peinture. Elle avait voulu en faire un métier, mais ses parents, persuadés qu'elle n'aurait pas la discipline nécessaire pour mener à bout ses études, ne l'avaient pas soutenue dans cette voie. De façon assez étonnante, ma mère n'avait pas résisté plus que cela à cette volonté parentale. Elle s'était donc dirigée vers les lettres. C'était tout particulièrement la poésie qu'elle aimait. Elle avait toujours beaucoup lu et écrit. Elle avait de son écriture si particulière noirci des carnets entiers. Je me souviens encore du tintement de son bracelet sur la table de la cuisine lorsqu'elle écrivait le soir ou qu'elle corrigeait frénétiquement les copies de ses élèves. Elle avait donc entamé un cursus de lettres modernes, mais comme somme souvent, elle s'était montrée peu assidue et avait à grand-peine mené à bien son diplôme de premier cycle et sa licence. Elle était de cette génération qui avait confiance en l'avenir dans un contexte de plein emploi et de croissance économique continue. Et puis, il faut le dire, elle était assez paresseuse et n'était donc pas pressée d'achever ses études.

Entre temps, elle a vécu avec des amants et vivait tant bien que mal d'amour et d'eau fraîche, tantôt sur un voilier en Méditerranée, tantôt se réfugiant dans les Corbières, ne travaillant que quand cela s'avérait nécessaire.

Elle se voulait une femme libre et forte, qui proclamait haut et fort son indépendance vis-à-vis de sa famille, à tout le moins ses parents, son frère et sa soeur. Elle vouait en revanche une tendre affection pour sa grand-mère, que je n'ai jamais connue. Mais, c'est là un paradoxe qui est à la base de tout ce qui a suivi, car elle est jusqu'au bout restée prisonnière de sa famille et de son histoire.

Elle avait rencontré mon père dans les montagnes qui font la trame de fond de ce récit. Elle travaillait l'été dans un refuge de montagne et lui à peine seize ans avait quitté les États-Unis pour découvrir le continent européen. Il était arrivé dans le refuge avec des déchets qu'il avait glanés dans la montagne. Il ne parlait pas français. Elle était tout de suite tombée amoureuse. Même si cela n'était pas lié seulement à elle, il n'est jamais reparti. Après quelques pérégrinations de plus, il l'a donc rejointe, s'est inscrit au lycée en France où il a passé son baccalauréat. J'imagine leur vie comme décousue, festive et sans pensée pour le lendemain. Du moins, c'est comme cela que je me la représente puisque je n'en sais qu'à travers ce que l'on m'a raconté.

Très tôt, elle avait commencé à vivre dans l'excès, comme s'il n'y avait pas de lendemain. C'était probablement un reflet d'une époque, un rejet de la vie rangée que vivait son père, militaire de carrière, mais aussi le résultat des évènements tragiques qu'elle avait vécus dans l'enfance. Elle avait subi des sévices intimes au sein même de sa famille. Comme souvent à cette époque, l'affaire avait été étouffée et certains proches qui l'aimaient pourtant tendrement n'avaient accordé que peu de crédit à son récit lorsqu'elle avait trouvé le courage d'en parler. Cette blessure, elle ne se referma jamais.

L'idylle entre mes futurs parents avait vite été ternie par ce mal qui rongeait ma mère. De ses excès, c'était probablement son alcoolisme grandissant qui faisait le plus de dégâts. Toujours est-il que pour mon père, les jours de la relation étaient comptés alors que pour ma mère, il n'y avait pas d'autre perspective que la vie en commun avec mon père. Lorsque ma mère est tombée enceinte, mon père aurait été mécontent et aurait maugréé : “on ne fait pas un enfant avec une femme que l'on va quitter”. C'est elle qui m'avait relaté cela, maintes fois, et elle s'étonnait pourtant à chaque fois que mon père l'ait quittée. Lui était probablement déjà ailleurs, comme sa vie sentimentale.

Mes parents se sont séparés peu après ma naissance. Ou, devrais-je dire, mon père est parti peu après. Ce fut la deuxième blessure dont ma mère ne s'est jamais remise et je l'ai entendu chaque soir de mon enfance, quand les effets de l'alcool se faisaient sentir.

Je ne voudrais pas pour autant dépeindre une femme isolée de tout. Les blessures décrites plus, elle y pensa en permanence, mais elle continua malgré tout à vivre et resta entourée d'amis fidèles et endurants et de rencontres plus fugaces et passagères. Probablement pour moi et pour ses amis et puis aussi un peu pour ses chats. Elle a vécu avec quelques hommes et femmes et eu beaucoup d'aventures passagères. Un de mes souvenirs les plus marquants était ces soirées passionnées et endiablées, lorsque je m'endormais contre son ventre et l'entendais parler, crier et gesticuler avec ses convives autour de la table de la cuisine où elle passait le plus clair de son temps.

Elle était devenue enseignante par nécessité financière lorsque mon père était parti. Ce métier, qu'elle exerçait presque par défaut, elle l'a mené de façon extraordinaire. Son investissement était réel et malgré ses excentricités, je crois qu'elle était aimée de ses élèves. Je me souviens les pointes de jalousie lorsqu'elle me parlait de certains d'entre eux comme des filles ou fils spirituels. Elle qui pouvait se montrer fainéante ne ménageait pas ses efforts pour faire progresser ses élèves et apprendre à certains d'entre eux, en grande difficulté, à lire à l'âge de 10 ou 11 ans. Je me souviendrai toujours ses larmes de joie lorsqu'elle avait appris qu'un de ces élèves avait par la suite obtenu son bac.

C'était une femme hors du commun. Mon père la décrivait comme une sainte, sans qu'il n'y ait grand-chose de laudatif dans sa pensée. Il voulait probablement décrire sa générosité extrême sur certains aspects et la vie abominable qu'elle faisait mener à ceux qui étaient à ses côtés. Elle était également douée d'un magnétisme étonnant. Elle avait beau se transformer en une personne parfois assez détestable une fois que l'alcool opérait son effet, beaucoup restaient près d'elle malgré tout, comme hypnotisés. Pourtant, ils se voyaient pourtant souvent broyés menu avec beaucoup de talent. Certains amis ou invités de passage en pleuraient parfois de douleur tant ma mère savait instinctivement identifier leur point sensible et trouver les mots pour et y planter une fine lame avec délectation. Malgré tout, souvent meurtris, la plupart revenaient. Enfin, pour un temps...

Car, comme la plupart des alcooliques, elle faisait le plus mal à ceux qu'elle aimait le plus. Elle les éloignait immanquablement tôt ou tard, ce qui ne faisait que rajouter à son malheur, car elle en était bien consciente. Mais c'est comme si ce vide qu'elle créait autour d'elle était inéluctable. Quasiment tous sont partis à un moment donné, tôt ou tard ; jeté l'éponge, fatigués d'être attaqués et vilipendés le soir venu. L'addiction n'enlève rien à la douleur causée et ne peut l'excuser indéfiniment.

C'est probablement un lieu commun, mais ma mère m'a aimé incroyablement fort et m'a donné tout ce qu'elle pouvait. Elle m'a transmis un trésor inestimable avec son amour de la littérature et des arts. Elle a tenu à ce que j'ai un socle culturel solide et malgré sa relation relativement conflictuelle avec la religion qu'elle qualifiait d'agnosticisme par une sorte de vanité intellectuelle, j'ai été au catéchisme parce qu'elle voulait que je connaisse les textes fondateurs. Elle savait me raconter les aventures de trois personnages imaginaires pour m'aider à m'endormir et je me souviens encore avec émotion des vicissitudes du sort de Pim, Pam et Poum. Le soir venu, quand les effets de l'alcool se faisaient sentir, elle devenait souvent triste et cruelle. Vissée sur sa chaise dans la cuisine avec sa cigarette et son verre à la main, elle se lançait alors dans des monologues et diatribes sans fin. Elle passait alors de la tristesse à l'abattement, à l'amertume et l'agressivité. Elle avait un don pour savoir blesser avec des mots et pouvait pousser les gens à des extrémités – que je raconterai plus tard dans ce récit. De ce que j'ai décrit plus haut, elle était probablement plus féroce encore avec moi. Pourtant, j'ai toujours repoussé et continuerai à repousser les désignations trop faciles et confortables de mauvaise mère (l'une des expressions favorites de ma mère pourtant) ou de mère abusive. Comme elle aimait à dire avec une forme d'humour bien à elle qu'elle ne m'échangerait pas contre un baril d'autres enfants, je ne voudrais pas d'une enfance plus rangée malgré tout ce que j'ai pu endurer.

#incipit

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